Une nouvelle méthodologie pour l'histoire de la pensée économique

1. Introduction

De nombreux économistes se préoccupent du futur de l'histoire de la pensée économique. Bien que tous reconnaissent l'importance de cette discipline, certains font preuve de pessimisme quant à son avenir. Ceci reflète une réalité indéniable du monde académique comme en témoignent les opportunités de plus en plus minces de poursuivre une carrière dans ce domaine. Toutefois, bien que les sciences économiques ne semblent plus vouloir accorder une place de choix à l'histoire de la pensée économique, nombre d'étudiants choisissent tout de même de s'engager dans cette voie. Y a-t-il un futur pour eux ? L'histoire de la pensée économique ne constitue-t-elle plus qu'une discipline désuète ne présentant qu'un intérêt mineur pour les développements modernes de l'économie ?

En admettant que l'observation et la compréhension du passé constituent des étapes nécessaires aux possibilités de progrès futurs, l'histoire de la pensée économique forme naturellement un outil puissant susceptible de contribuer à la résolution des problématiques actuelles. C'est de cette manière que nous envisageons l'avenir de l'histoire de la pensée économique : comme faisant partie intégrante d'un processus analytique interdisciplinaire voué à l'étude des enjeux économiques contemporains.

Une description de la « méthodologie » à laquelle nous faisons appel dans nos travaux de recherche montrera de quelle manière l'histoire de la pensée économique permet d'offrir des réponses pertinentes à certaines interrogations actuelles. A cet effet, notre méthodologie repose sur deux caractéristiques principales : l'articulation rigoureuse des économies positive et normative et l'examen de la validité de nos résultats par l'emploi d'outils analytiques modernes.

Notre propos s'organise de la manière suivante : une deuxième section viendra décrire la méthodologie employée dans nos recherches. Deux exemples de travaux basés sur celle-ci seront exposés dans le cadre de la troisième section. La quatrième section conclura.

 

2. Description d'une méthodologie de recherche

La méthodologie que nous employons se caractérise par la succession de trois étapes relevant de champs disciplinaires distincts. C'est particulièrement cette interdisciplinarité qui, d'une part, constitue l'originalité de notre travail, et qui, d'autre part, offre la possibilité d'envisager des questionnements économiques sous une optique différente de sorte à faire émerger des développements nouveaux.

La première partie de cette méthodologie consiste en la définition des concepts qui intéressent nos problématiques. Cette étude s'élabore en recourant à l'analyse de textes, celle-ci constituant la base essentielle de notre réflexion. C'est donc dans le cadre de cette première partie que s'apprécie le rôle de l'histoire de la pensée économique. Ces concepts ainsi définis, un deuxième temps est consacré à leur application dans un cadre théorique formalisé appartenant notamment aux domaines de la théorie du choix social, de l'économie publique et de l'économie politique. L'enjeu de ce deuxième temps est d'articuler le plus rigoureusement possible les analyses positive et normative en nous efforçant de montrer que les solutions positives proposées à tel ou tel problème sont nécessairement tributaires des jugements de valeur et donc des normes et des valeurs morales qui gouvernent l'appareil conceptuel mobilisé. En dernier lieu, les résultats théoriques font l'objet d'une expérimentation visant à valider ou invalider les conclusions auxquelles nous sommes parvenus dans les étapes antérieures. Cette analyse empirique relève des domaines de l'économie expérimentale, de l'économétrie et de la cliométrie.

Il nous faut remarquer que la méthodologie employée au sein de notre deuxième partie est étroitement liée avec celle des théoriciens de la justice. Ainsi, selon Fleurbaey (1996), une théorie de la justice – alliant théories philosophique et économique – doit être développée en trois étapes : 1) sélectionner une théorie philosophique de la justice prônant certaines valeurs morales ; 2) en dériver un ou plusieurs axiomes reflétant de manière convaincante ces valeurs : il s'agit là d'opérer un travail interprétatif chargé d'assurer la conformité des valeurs morales retenues et des axiomes développés ; 3) le troisième temps qui relève principalement de l'analyse logique étudie la compatibilité mutuelle des axiomes. La deuxième partie de notre méthodologie – appliquer un concept à un ou plusieurs champs de la théorie économique – est semblable aux deuxième et troisième étapes décrites par Fleurbaey. Par contre, notre première partie est différente en ce sens que nous nous efforçons de développer par nous-mêmes les différentes facettes d'un concept en recourant aux méthodes utilisées en histoire de la pensée économique. En outre, notre méthodologie introduit une troisième dimension puisqu'il s'agit, en dernière instance, de tester la pertinence des solutions obtenues.

La première caractéristique de notre méthodologie consiste à effectuer une articulation entre une réflexion conceptuelle qui relève de l'histoire de la pensée économique et un travail analytique fondé sur les outils de la théorie économique moderne. Ainsi, les éléments fondamentaux de notre méthodologie sont mis au jour : les jugements de valeur et de fait et la manière de les concilier. Il nous semble en effet indispensable de lier explicitement certaines valeurs morales et leur traitement analytique. Pour ce faire, il est nécessaire de dépasser la distinction classique entre économie positive et économie normative proposée par Keynes (1890). Des auteurs tels que Roemer (1996, 1998), Sen (1999) ou Maniquet (1999) soutiennent également ce point de vue.

La seconde caractéristique de notre méthodologie consiste en la validation des résultats théoriques au moyen d'une analyse empirique relevant principalement des domaines de l'économie expérimentale et de la cliométrie. Intéressons-nous à l'utilisation de la cliométrie comme processus de validation empirique. La démarche cliométrique, qui s'inscrit dans le cadre de l'histoire économique quantitative, repose sur l'analyse de séries temporelles historiques (de longue période), de sorte à établir des relations de causalité entre différentes variables économiques (Diebolt, 2005 ; Diebolt, Jaoul and San Martino, 2005). Ainsi, une étude cliométrique est mise en œuvre de manière à évaluer si les conclusions empiriques corroborent les résultats théoriques précédemment développés. Remarquons que lorsque le processus de validation empirique fait appel à la cliométrie, notre méthodologie se caractérise par une forte dominance de l'analyse historique en reposant à la fois sur l'histoire de la pensée économique et sur l'histoire économique quantitative.

 

3. Deux exemples d'application

Examinons deux applications de la méthodologie exposée afin d'illustrer notre propos. La première étude s'intéresse à la définition et à l'application d'un concept de liberté tandis que la seconde concerne l'équité du système éducatif.

3.1. Définition et application d'un concept de liberté

Dans un premier temps, nous considérons les travaux d'Igersheim (2004) qui s'attachent à proposer une réponse aux interrogations suivantes : quel est le concept de liberté à privilégier lors de l'élaboration d'une théorie économique de la justice distributive ou, plus simplement, lors de la mise en place d'une politique de redistribution ? Comment, dans un contexte bien particulier, celui de la théorie du choix social, les modalités de l'intervention publique peuvent-elles être déterminées afin de respecter, de protéger, de garantir aux membres de la société cette conception de la liberté ? L'objectif de cette étude est donc double : tout d'abord, il s'agit de définir un concept opérationnel et synthétique de liberté grâce l'examen de théories défendues par différents auteurs. Puis, ce concept de liberté sera appliqué à un contexte bien particulier, la théorie du choix social (Arrow, 1951) afin de suggérer des solutions aux paradoxes élaborés au sein de ce formalisme.

La première partie de cette étude vise donc à élaborer progressivement un concept opérationnel de liberté. C'est tout d'abord sur le couple liberté des Anciens / liberté des Modernes (Constant, 1819) que se porte l'analyse. Grâce à une mise en relief des traits communs des théories hégélienne (1821) et rawlsienne (1971, 1993, 2001), nous suggérons le dépassement de cette opposition. Ceci nous amène à retenir la notion de réconciliation dans notre concept synthétique de liberté. Mais il est nécessaire d'approfondir le contenu concret de ce concept en s'interrogeant sur les conditions de possibilité de la réconciliation grâce à deux dimensions que le couple liberté des Anciens / liberté des Modernes ne traite pas : la dimension économique et la dimension « talents / handicaps ». Un autre couple de libertés est donc pris en compte : le couple liberté négative / liberté positive. Celui-ci peut être adéquatement intégré à notre concept de liberté grâce à la notion de capabilité de Sen (1985, 1992). Mais cette dernière élude partiellement la question de la responsabilité individuelle qui intervient lorsque la dimension « talents / handicaps » est présente. Est montré alors en quoi l'approche de Roemer (1996, 1998) étend la portée de la capabilité de Sen en intégrant des aspects originaux spécifiques à la prise en compte de la responsabilité individuelle.

Dans la seconde partie, à l'appui des trois éléments essentiels de notre concept de liberté (la réconciliation, la capabilité et la prise en compte de la responsabilité individuelle), nous tentons de déterminer si ce concept est susceptible d'offrir des résolutions crédibles à des sociétés confrontées à l'impossibilité du choix social. Nous examinons en particulier le paradoxe libéral-parétien (Sen, 1970a,b). Celui-ci constitue la première tentative d'introduction des droits et libertés individuels en théorie du choix social. Pour cette raison, il soulève la question d'une définition satisfaisante et opérationnelle des droits individuels au sein de ce champ disciplinaire. Nous estimons que notre concept de liberté semble pouvoir remplir cette fonction. En ce qui concerne le couple liberté des Anciens / liberté des Modernes, nous conservons la notion de réconciliation, c'est-à-dire l'idée du maintien de la tension entre l'Etat et la société civile. Par contre, le couple liberté négative / liberté positive adéquatement illustré par la capabilité ne peut être considéré tel quel : la dimension économique, par exemple, n'est pas représentée dans ce formalisme bien particulier. Pour rendre compte de ce second couple de la liberté, nous recourons simplement à l'idée de la protection des droits et libertés individuels, c'est-à-dire la nécessité pour la société de garantir les droits dont les individus sont censés jouir. Enfin, pour la dimension « talents / handicaps », la notion de prise en compte de la responsabilité individuelle – comprise comme le fait de tenter de lutter contre la faiblesse de sa volonté mais, le cas échéant, d'accepter d'en assumer les conséquences – joue un rôle prépondérant dans l'élaboration de nos résultats. Nous développons notamment un Mécanisme de Modification des Préférences fondé sur ces trois éléments : celui-ci a pour objectif de sélectionner et de corriger les préférences individuelles ne reflétant pas les valeurs de la société. Grâce à ce mécanisme, un résultat de possibilité pour le paradoxe de Sen est proposé.

Une troisième partie pourrait être ajoutée à cette étude comme notre méthodologie le suggère : le Mécanisme de Modification des Préférences pourrait être testé grâce à l'économie expérimentale, discipline qui a pour ambition de confronter les différentes prédictions théoriques aux choix réels des individus. Ces travaux s'inscriraient alors dans la continuité de ceux portant sur le comportement coopératif des individus face à un bien public. Ceux-ci (Davis et Holt, 1993 ; Ledyard, 1995) ont montré que les individus, contrairement aux prédictions théoriques, ne jouaient pas en équilibre de Nash mais qu'ils « sur-contribuaient » au bien public. Il s'agirait ici d'imaginer un contexte de jeu de bien public répété où les agents pourraient choisir comment modifier leurs préférences individuelles initiales, soit vers plus de libertés individuelles et donc vers un renoncement à certaines de leurs préférences au nom de la sphère privée d'autrui, soit vers un abandon de leur souveraineté individuelle au profit de l'optimum social.

 

3.2. Définition et application d'un concept d'éducation

La méthodologie que nous défendons trouve une seconde application dans une étude concernant les relations qu'entretiennent justice, éducation et progrès économique (Le Chapelain, 2006). La problématique de ce travail se formule en ces termes : de quelle manière l'équité du système éducatif est-elle susceptible d'influencer le développement économique et quels enseignements peut-on en tirer en termes de politique publique ? Afin de répondre à l'interrogation envisagée, notre travail poursuit trois objectifs : la définition d'un concept de justice pour le système éducatif appuyée sur l'étude de textes historiques, l'application du concept de justice retenu dans un modèle théorique et la validation des conclusions émises, grâce aux apports d'une étude cliométrique.

A dessein de caractériser précisément ce qu'on entend par un système éducatif juste, le propos de notre première partie s'inscrit dans le domaine de l'histoire de la pensée économique, par l'analyse de textes auquel il fait appel. Notre étude repose essentiellement sur la confrontation des écrits de Condorcet relatifs à l'instruction publique (1791) et de la Théorie de la justice de John Rawls (1971). Se nourrissant respectivement d'un profond désir d'égalité mêlé d'un souci d'élitisme et d'une exigence conjointe d'équité et d'efficacité, nous montrons que les visions de Condorcet et Rawls peuvent être rapprochées par l'intermédiaire de la thématique que forme la question des talents. En effet, c'est par l'égale possibilité offerte à l'ensemble des individus d'exploiter tous leurs talents que peuvent s'envisager conjointement élitisme et égalité des chances. Ainsi, c'est sur la base de cette analyse de textes que nous pouvons désigner l'égalité des opportunités face au développement des dons et capacités individuels comme une caractéristique majeure de notre concept de justice. En outre, nous retirons de notre étude bon nombre d'orientations complémentaires. Remarquons par exemple, que la pensée condorcétienne prône l'utilisation de méthodes que nous désignerions actuellement comme des pratiques de discrimination positive. Ainsi, il est particulièrement intéressant de constater que des idées faisant largement débat actuellement quant à la question de l'équité du système éducatif se voient déjà rencontrées et, dans le cas de Condorcet, défendues, dans des textes anciens. Il ressort de cette constatation un questionnement relatif aux moyens les plus à même de favoriser le concept de justice défendu.

Notre concept de justice ainsi défini et la problématique des talents alors clairement mise en perspective, un deuxième temps de notre étude s'intéresse à l'application d'un tel concept au cadre formalisé d'un modèle théorique. Les théories de la croissance constituant le lieu de prédilection de l'étude des relations entre capital humain et évolution économique, c'est dans un tel cadre que se poursuit notre étude. Remarquons que l'originalité de notre travail réside en l'intégration formalisée du concept de justice à l'analyse des rapports qu'entretiennent éducation et croissance. C'est donc face à la tentative de représentation formalisée d'un concept opérationnel que l'apport de notre première partie peut s'apprécier. Du modèle envisagé se dégagent alors des conclusions sur l'interaction suggérée entre l'équité du système éducatif et le développement économique.

En dernière instance, les résultats obtenus se voient soumis à l'épreuve d'une validation empirique au moyen d'une analyse cliométrique. En effet, grâce aux techniques quantitatives actuelles utilisées dans l'étude des évolutions historiques, nous tentons de déterminer si l'expérience tend à valider le rapport de causalité mis au jour entre croissance et éducation équitable. Il est particulièrement intéressant de constater que dans un processus de validation théorique faisant appel à l'analyse cliométrique, le recours à l'histoire devient prédominant dans la méthodologie employée. En effet, face à une problématique aussi actuelle que celle de l'équité du système éducatif, deux étapes de notre méthodologie analytique s'appuient sur des apports historiques, qu'ils relèvent de l'histoire de la pensée économique ou de l'histoire économique quantitative. Peut-être peut-on considérer qu'il s'agit là d'un paradoxe ? Nous pensons au contraire que les résultats convaincants de notre méthodologie sont à même d'influencer ceux qui doutent de l'intérêt d'une analyse fondée sur l'histoire économique.

 

4. Conclusion

Ainsi, notre méthodologie en trois temps – définition d'un concept, application de celui-ci dans un cadre théorique et validation empirique – fait appel à des outils économiques divers et lie étroitement l'histoire de la pensée économique à la théorie économique moderne.

Il nous semble que l'histoire de la pensée économique devrait être perçue sous cet angle : en incluant un questionnement historique reposant sur l'analyse de textes et les méthodes quantitatives, lui-même ne constituant qu'une facette d'une réflexion pluridisciplinaire, particulièrement favorable à l'analyse et à la résolution des problématiques contemporaines.

Herrade IGERSHEIM & Charlotte LE CHAPELAIN, pour l'AFC. 
Février 2006.